Le portable

Quand elle est entrée dans le wagon, elle s’est assise en face de moi. Et puis rien. Je veux dire : elle s’est juste assise, elle n’a pas sorti son portable.

Je me suis demandée si elle en avait un : serait-ce possible qu’à Paris, il existe encore des gens qui prennent le métro sans leur portable ?! Je l’ai observée : assez jolie, la quarantaine, ambiance je prends soin de moi, brushing et maquillage légers et tailleur qui lui allait comme un gant. Elle avait une alliance à l’annulaire et un joli sac à main. Mais elle ne sortait pas son portable. Flagrante indifférence à la technologie.

Elle regardait les affiches sur les murs courbés des stations, elle laissait ses yeux vagabonder de silhouette en silhouette, elle rêvassait. Tout dans son attitude exprimait la tranquillité et l’hédonisme. Elle disposait de son temps de trajet, elle en jouissait en femme libre qui ne se laisse pas kidnapper par un objet et qui décide de ce à quoi elle accorde son attention. Et ce détachement signifiait : « Garde tes suggestions et tes algorithmes, Zuckerberg. Personne ne me dit ce que je dois regarder. Je suis imperméable à tes tentatives grossières d’endoctrinement car j’ai conservé mon libre arbitre. Ca s’appelle la volonté, mon gars. ».

La force de cette femme.

Je me suis regardée dans la vitre du compartiment et j’ai pensé que moi aussi je voulais être dans la catégorie des meufs cools et fortes. J’ai rangé mon portable. Résultat ? Aucune réaction. J’avoue que j’aurais apprécié un petit clin d’œil, en signe d’appartenance au cercle, mais elle regardait ailleurs. Alors je me suis mise moi aussi à explorer mon environnement, soudain délestée du poids de la technologie. Je la guettais du coin de l’oeil, j’attendais qu’elle entame la conversation des meufs cools, mais rien.

Le mépris de cette femme.

Je me suis concentrée sur ce qui m’entourait en essayant d’occulter les pensées angoissantes qui m’assaillaient maintenant que mon esprit avait l’espace de vagabonder – j’ai oublié de racheter les céréales pour demain, de prendre rendez-vous chez le pneumologue pour le petit, de rappeler la mutuelle, j’ai l’impression qu’on voit mon bourrelet du ventre avec ce pull, j’avais dit que je commençais les abdos, j’ai aucune volonté, j’aurais dû prendre le transilien, c’est plus rapide. Le métro avançait de station en station, je regardais les affiches qui m’invitaient à aller au théâtre, prendre des vacances, acheter un nouveau matelas et commander mon dîner en ligne, quand soudain : la meuf cool a sorti son portable. En toute décontraction. Avec même une désinvolture qui confinait à la provocation. La traîtresse.

Comme je la fixais, interloquée, elle a levé la tête, m’a souri, et là, j’ai remarqué qu’elle avait un bourrelet sous son pull.

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